3)Débats et polémiques sur la Tour Eiffel
Après divers pamphlets ou articles publiés tout au long de l'année 1886, les travaux avaient à peine commencé que paraît, le 14 février 1887, la protestation des Artistes.
Publiée dans le journal Le Temps, cette "Protestation contre la Tour de M.
Eiffel" est adressée à M. Alphand, directeur des travaux de l'Exposition. Elle
est signée de quelques grands noms du monde des lettres et des arts : Charles
Gounod, Guy de Maupassant, Alexandre Dumas fils, François Coppée, Leconte de
Lisle, Sully Prudhomme, William Bouguereau, Ernest Meissonier, Victorien Sardou,
Charles Garnier et d'autres que la postérité a moins favorisés.
D'autres pamphlétaires renchérissent sur cette violente diatribe, et les injures
fusent : "ce lampadaire véritablement tragique" (Léon Bloy); "ce squelette de
beffroi"(Paul Verlaine); "ce mât de fer aux durs agrès, inachevé, confus,
difforme" (François Coppée); "cette haute et maigre pyramide d'échelles de fer,
squelette disgracieux et géant, dont la base semble faite pour porter un
formidable monument de Cyclopes, et qui avorte en un ridicule et mince profil de
cheminée d'usine" (Maupassant); "un tuyau d'usine en construction, une carcasse
qui attend d'être remplie par des pierres de taille ou des briques, ce grillage
infundibuliforme, ce suppositoire criblé de trous" (Joris-Karl Huysmans). Les
polémiques s'éteindront d'elles-mêmes à l'achèvement de la Tour, devant la
présence incontestable de l'oeuvre achevée et face à l'immense succès populaire
qu'elle rencontre. Elle reçoit deux millions de visiteurs pendant l'Exposition
de 1889.
Extrait de la "Protestation contre la Tour de M. Eiffel", 1887.
"Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire français menacés, contre l'érection, en plein coeur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse Tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de tour de Babel. (...) La ville de Paris va-t-elle donc s'associer plus longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d'un constructeur de machines, pour s'enlaidir irréparablement et se déshonorer ? (...).
Eiffel répond à la protestation des artistes dans une interview accordée au Temps le 14 février 1887 qui résume bien sa doctrine artistique.
"Je crois, pour ma part, que la Tour aura sa beauté propre. Parce que nous sommes des ingénieurs, croit-on donc que la beauté ne nous préoccupe pas dans nos constructions et qu'en même temps que nous faisons solide et durable, nous ne nous efforçons pas de faire élégant? Est-ce que les véritables conditions de la force ne sont pas toujours conformes aux conditions secrètes de l'harmonie?(...) Or de quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la Tour ? De la résistance au vent. Eh bien! je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument, telles que le calcul les a fournies (...) donneront une grande impression de force et de beauté; car elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides ménagés dans les éléments mêmes de la construction accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans des surfaces dangereuses pour la stabilité de l'édifice. Il y a, du reste, dans le colossal une attraction, un charme propre, auxquels les théories d'art ordinaires ne sont guère applicables".